Récit autobiographique, Un léopard sur le garrot de Jean-Christophe Rufin trace le parcours d’un touche à tout.
D’abord c’est la médecine qu’il aborde sous un angle plus philosophique et humaniste que technique mais dont la réalité le déçoit. La hiérarchie médicale et la déshumanisation des patients pris dans un système hospitalier qui usine autant qu’il soigne ne le satisfont pas. Il voulait suivre les traces de son grand-père, médecin de campagne, mais la médecine qu’on pratique en interne dans un centre hospitalier est très différente, trop technique. Cela l’amène à quelques désillusions dans cette partie du livre, mais on y trouve aussi quelques moments d’humour potache lorsqu’il dérobe la tête de Ravachol, (conservée dans du formol) propre à faire comprendre l’état d’esprit d’un corps médical en contact permanent avec la mort et qui trouve dans un humour morbide de quoi dédramatiser un peu.
C’est ensuite l’humanitaire et son engagement avec médecins sans frontière qu’il raconte comment les luttes de pouvoir interne ont amenées l’éviction de Bernard Kouchner de l’association dont il été l’un des co-fondateur. Puis c’est le départ pour une autre association, “action contre la faim”. Cette seconde expérience humanitaire est vécue comme beaucoup plus professionnel. Les campagnes d’aides au population sont préparées avec un soin logistique beaucoup plus poussé ; Revers de la médaille c’est aussi l’occasion d’un questionnement sur l’action humanitaire qui balance entre compromissions politiques avec des régimes peu recommandables mais qui permettent d’agir. Sans elles comment être efficace lorsqu’on fait de l’humanitaire ? Mais avec elles, comment garder un engagement humaniste pur et ne pas cautionner ou paraître soutenir un régime injuste ?
Un léopard sur le garrot est intéressant à deux titre, d’abord sur le parcours de Jean-Christophe Rufin, qui a eu plusieurs vies et dont les multiples expériences professionnelles permettent de naviguer dans beaucoup d’univers différents. L’autre aspect précieux de ce texte repose sur les questionnements philosophiques et politiques qui habitent l’auteur dans les différentes situations dans lesquelles il se trouve ; Ces situations démontrent bien la complexité du monde et d’un parcours de vie ; les choix se sont jamais simples et rien n’est tout blanc ou tout noir. Bref, il y a dans ce texte de quoi s’inspirer.
Les critères qui, en France tout au moins, décident de la mort sont assez flous. Ils datent de l’époque où le signe le plus certain du trépas était l’arrêt durable de la circulation du sang, arrêt que la médecine a appris depuis lors à combattre. Les manœuvres légales pour décider de la mort consistent théoriquement en divers charcutages des veines du bras, destinées à montrer que le sang ne s’y écoule plus. Elles sont si compliquées et si douteuses que personne ne les pratique jamais. La mort est attestée par un autre moyen, à la fois plus empirique et plus certain, que l’on appelle l’expérience. Un mort est mort, voilà tout. N’importe quelle infirmière avec un minimum de pratique peut acquérir cette certitude. Pourtant, une telle conviction, même confirmée par l’évidence, n’a pas force de loi. En dernier ressort, c’est au médecin et à lui seul de déclarer la mort, privilège qui ressemble à celui des chefs d’État de déclarer la guerre.
Si inexpérimenté soit-il, l’interne, en particulier la nuit, est celui qui sur un appel des équipes soignantes, prend la responsabilité de faire passer le malade du monde corruptible des vivants à la paix éternelle des morts.
Chaque nuit de garde, nous étions appelés ainsi, pour signer, selon la formule consacrée, des « billets de salle ». Cette feuille administrative témoigne de l’entrée du patient à l’hôpital. Il importe ensuite d’y faire figurer le moyen qu’il a utilisé pour en sortir. Ce peut être au terme de son traitement, un avis favorable des médecins ; ce peut être, sous sa responsabilité, l’évasion ou la rébellion. La sortie peut être provisoire - « une permission » - ou définitive. Le plus radical de ces élargissements s’appelle la mort.
Quelquefois, les nuits d’hiver, recru de fatigue, certains d’entre nous - je l’ai fait moi-même - cédaient à la tentation de signer sans se déplacer le certificat de décès d’un patient. Un garçon de salle tendait le papier sous la porte de notre chambre et, les paupières gonflées, la voix pâteuse, nous nous contentions de lui demander : « il est bien mort, hein ?... Pas de blague ! » à partir d’un certain degré de fatigue, un grognement suffisait à nous rassurer.
Le mardi 18 février 2014, par
Modification de l'article le : 18 février 2014.
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