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L’art français de la guerre

Goncourt 2011

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Publié en 2011 l’art Français de la guerre d’Alexis Jenni a reçu le prix Goncourt dans la foulée. Un bon début pour un premier roman.

20 ans à sauter en parachute

Le livre raconte le destin de Victorien Salognon, ancien combattant qui après avoir pris le maquis contre les allemands, s’est retrouvé dans une foret indochinoise puis a fini son périple en Algérie. Coulant une retraite paisible, il rencontre le narrateur et se lie d’amitié avec lui. C’est d’abord la peinture que l’un pratique et que l’autre voudrait apprendre qui les rapproche. Au fil des échanges, une complicité se noue entre les deux personnage et Salognon va se mettre à raconter “sa guerre”, une guerre de vingt ans.

J’ai commencé ce livre à reculons ; les papis qui font de la résistance, les anciens d’Indochine et de l’Algérie pour moi, c’était tout sauf séduisant. Mais Alexis Jenni m’a démontré que j’avais eu bien tort car il a crée un personnage fort (je dirais pas attachant..). Je m’attendait à des sentences comme “ce qui leur faudrait à ces jeunes, c’est une bonne guerre”. Et bien Salognon en eut trois, et moi question vieux cons je suis resté sur ma faim.

Victorien Salognon après trois guerres n’est pas devenu philosophe mais peintre et il use d’un regard affûté sur le dénouement de l’aventure coloniale française. Il condamne l’usage de la force systématisé comme arme de pacification massive, mais à effets temporaires. Il lui oppose l’égalité des droits entre toutes les composantes de l’empire, les colons, les métropolitains et les “sujets” colonisés. Si l’égalité de traitement avait été effective entre ces groupes, l’empire aurait peut être pu perdurer.

C’est la thèse sous-jacente et pas tout à fait politiquement correcte du livre. Ce pas tout à fait politiquement correct rend le livre beaucoup plus intéressant à mon sens. D’autant que c’est finement amené et qu’on sort douillettement du mainstream de la repentance pour atterrir dans une zone plus grise. On ne regrette pas l’empire en lisant ce livre mais on se prend à imaginer ce qu’il aurait pu être, en y mettant un peu plus de tolérance et un peu moins d’arrogance. Pourquoi pas ?

Bref L’art français de la guerre est un bon roman, intelligent et passionnant. J’ai juste quelques réserves sur les dialogues au style un peu soutenu et qui manquent un peu de naturel. Cela m’a frappé plutôt dans la dernière partie du livre. Mais c’est un détail. C’est vraiment bien.

Quelques lignes...

Dès le début Victorien Salagnon eut confiance en ses épaules. Sa naissance l’avait doté de muscles, de souffle, de poings bien lourds, et ses yeux pâles lançaient des éclats de glace. Alors il rangeait tous les problèmes du monde en deux catégories : ceux qu’il pouvait résoudre d’une poussée – et là il fonçait – et ceux auxquels il ne pouvait rien. Ceux-là il les traitait par le mépris, il passait en feignant de ne pas les voir ; ou alors il filait.

Victorien Salagnon eut tout pour réussir : l’intelligence physique, la simplicité morale, et l’art de la décision. Il connaissait ses qualités, et les connaître est le plus grand trésor que l’on puisse posséder à dix-sept ans. Mais pendant l’hiver de 1943 les richesses naturelles ne servaient de rien. Vu de France, cette année-là, l’Univers entier apparaissait minable ; intrinsèquement.

L’époque n’était pas aux délicats, ni aux jeux d’enfants : il en fallait pourtant, de la force. Mais les jeunes forces de France, en 1943, les jeunes muscles, les jeunes cervelles, les couilles ardentes, n’avaient d’autre emploi que nettoyeurs de chambres, travailleurs à l’étranger, hommes de paille au profit des vainqueurs qu’ils n’étaient pas, sportifs régionaux mais pas plus, ou grands dadais en short paradant avec des pelles qu’ils tenaient comme des armes. Alors qu’on savait bien pour les armes, que le monde entier en tenait de vraies. Partout dans le monde on se battait et Victorien Salagnon allait à l’école.

Quand il parvint au bord il se pencha ; et sous la Grande Institution il vit la ville de Lyon flotter en l’air. De la terrasse il voyait ce que le brouillard laissait voir : les toits de la ville, le vide de la Saône, et puis rien. Les toits flottaient ; et pas deux n’étaient semblables, ni de taille, ni de hauteur, ni d’orientation. Couleur de bois usé ils s’entrechoquaient mollement, échoués sans ordre dans une boucle de la Saône, où ils restaient à cause d’un courant trop faible. Vue d’en haut la ville de Lyon montrait le plus grand désordre, on ne voyait pas les rues, remplies de brouillard, et aucune logique dans la disposition des toits ne permettait d’en deviner le tracé : rien n’indiquait l’emplacement de passages. Cette ville trop ancienne est moins construite que posée là, laissée au sol par un éboulement. La colline à laquelle elle s’accroche n’a jamais fourni une base très sûre. Parfois ses moraines gorgées d’eau ne tiennent plus et s’effondrent. Mais pas aujourd’hui : le désordre que contemplait Victorien Salagnon n’était qu’une vue de l’esprit. La vieille ville où il vivait n’était pas bâtie droit, mais l’aspect indécis et flottant qu’elle prenait ce matin de l’hiver 1943 n’avait de causes que météorologiques ; bien sûr.

Le jeudi 17 janvier 2013, par AJL
Modification de l'article le : 17 janvier 2013.