Les aigles puent : un joli titre pour un livre qui raconte l’histoire des habitants d’une ville dévastée. Par de petites fables étranges Lutz Bassmann décrit un monde post-apocalyptique, absurde et sans valeurs.
Antoine Volodine, se réclame d’un courant littéraire qu’il a crée : le post-exotisme, dont ce roman fait partie. Le projet de cette école littéraire est de donner à lire « une littérature étrangère écrite en français » . Ce courant est animé par quelques plumes comme Elli Kronauer, Manuela Draeger et Lutz Bassmann. Il vous amusera peut être d’apprendre que ces écrivains sont en réalité des pseudonymes d’Antoine Volodine. C’est le genre d’originalités qui me plaisent...
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Au commencement il y avait Gordon Koum. Parti tuer un homme dans une autre ville, il a échappé à l’attaque qui a réduit son quartier en cendres. Plus exactement en goudron. Tout à fondu : les objets, les plantes, les humains. La famille de Gordon Koum ; elle aussi a brulée.
De retour dans ce champs de ruines, écrasé par son chagrin, Gordon perd plus ou moins la raison. Utilisant son talent de ventriloque, il va entamer un dialogue avec Golliwogg qui a échappé à la destruction et avec un oiseau mort. Gordon leur prête sa voix et leur raconte la vie des gens qui vivaient là. Le lecteur a alors droit a de petites histoires qui dépeignent le monde sans foi ni lois dans lequel évoluent les habitants de ce ghetto.
Le livre de Lutz Bassmann m’a beaucoup fait penser aux racontars de Jorn Riel qui utilise également de petites fables, cette fois pour raconter le quotidien de trappeurs au Groenland. Rendus un peu décalés, voir complétement barrés par la solitude extrême des hivers du grand nord qu’ils endurent année après année, les personnages de Jorn Riel sont également mise en scènes dans des histoires courtes. Il n’y a pas forcément un message général ni une direction claire à l’ensemble du livre, mais si vous aimez Jorn Riel, vous aimerez peut être Les aigles puent On pense aussi à La route de Cormac Mccathy dans cette façon de laisser le chaos sans explications ni justifications.
Les bombardements qui détruisirent la ville eurent lieu un jeudi, alors que Gordon Koum était en mission à l’extérieur. Il était allé tuer quelqu’un. C’est pour cette raison qu’il avait survécu.
La matinée du vendredi s’annonçait brouillasseuse. À la première heure, Gordon Koum s’arrêta devant un barrage routier que surveillaient des hommes qui arboraient un brassard de la défense passive. Ils discutèrent pendant une poignée de minutes. Les types, des quinquagénaires fatigués, avaient tous de vieux blousons et ils n’étaient pas armés, à l’exception d’un moustachu qui portait une carabine en bandoulière. On avait l’impression d’être en face d’un petit groupe de partisans qui s’étaient trompés de siècle. Bien qu’investis d’une fonction officielle, ils ne pouvaient pas maîtriser la peur accablée qui brillait dans leur regard. Ils avaient pour tâche de dissuader les gens d’aller fouiller sur les lieux du désastre, mais, en fait, dérisoire était le nombre des volontaires qui se présentaient à eux. Plus réduit encore était le nombre de survivants qui arrivaient jusqu’à leur poste depuis la ville. Personne encore ne s’était manifesté, venant de ce côté-là. Et c’était cela, plus que tout, qui effrayait. Au fracas de la veille avait succédé un calme absolu. La nuit n’avait pas été ponctuée par le moindre cri de désespoir ou de douleur. L’aube avait été silencieuse. Au-delà des barrières de la défense passive, le boulevard désert ressemblait à une allée tapissée de mâchefer, et, au lieu de s’enfoncer dans la ville, il s’arrêtait contre une montagne de débris qui était comme une porte donnant sur la mort. On regardait le début de ce chaos privé de tout signe de vie, et on sentait monter en soi des certitudes affreuses. On renonçait presque à l’idée qu’il y eût quelque part, plus loin, des rescapés en attente de secours. Les autorités, d’ailleurs, ne s’y étaient pas trompées. Après avoir envoyé un drone sur le théâtre des opérations, elles avaient donné l’ordre aux équipes de sauveteurs de rebrousser chemin, et, en gros, d’aller s’occuper d’autre chose que de remuer inutilement ce qui était devenu un immense cimetière. La ville serait peut-être un jour reconstruite ailleurs. Quant aux ruines, elles seraient déclarées zone interdite et laissées à elles-mêmes, avec leur silence et leurs morts.
Gordon Koum écouta les avertissements des miliciens, s’attarda cinq minutes en leur compagnie, puis il fit un geste fataliste, s’engagea sur l’avenue dévastée, et, sans prêter attention aux exhortations qui continuaient à fuser dans son dos, il se glissa à l’intérieur de l’agglomération. Au bout de cent mètres, il avait déjà oublié les types avec qui il venait de parler. Le cœur serré, il pensait à nos camarades, à Mario Gregorian, à Antar Gudarbak et aux autres, devant qui il aurait dû ce matin faire un compte rendu de sa mission. Ils avaient certainement péri. Ils gisaient sous des tonnes de gravats, disloqués, déchirés, le corps et l’âme méconnaissables, déjà en route vers la renaissance. Gordon Koum pensait à eux et au Parti, dont nous étions à l’époque les derniers représentants, mais, s’il marchait d’un pas si énergique dans le paysage dévasté, sur les cendres qui crissaient, se dérobaient et résistaient comme de la neige, c’était surtout parce qu’il avait en tête la figure de Maryama Koum. Il voulait retrouver Maryama Koum et les enfants de Maryama Koum. Il préférait nier l’évidence, il se refusait à formuler la moindre conclusion funèbre et il se disait que, malgré tout, il pourrait les extraire vivants des décombres. Maryama Koum, Sariyia Koum, Ivo Koum et Gurbal Koum.
Il traversa la moitié nord-ouest de la ville et il entra dans le secteur où nombre d’entre nous, principalement des loqueteux et des clandestins, avaient élu domicile. Les conditions de vie et d’enfermement n’y étaient pas pires qu’ailleurs, et prétendre qu’il s’agissait d’un ghetto était exagéré, même si nous avions l’habitude de l’appeler ainsi, en souvenir des génocides et pour revendiquer encore et toujours notre appartenance à la gueusaille et notre difficulté à vivre avec les hominidés officiels.
Le ghetto avait été réduit en miettes. Gordon Koum y chercha en vain l’entrée de l’abri où Maryama Koum et ses enfants avaient dû se réfugier. Il ne réussissait même pas à reconstituer le tracé de la rue. L’abri était situé sous une coopérative alimentaire dont le sous-sol avait été aménagé en dortoir d’urgence, avec des provisions et une citerne d’eau qui pouvaient assurer la survie d’une quarantaine de personnes pendant une semaine. Des exercices d’alerte avaient lieu tous les mois, et chacun s’était entraîné à tout abandonner et à courir, chacun connaissait exactement le trajet qu’il fallait faire avant de s’engouffrer dans la cave la plus proche. La durée des déplacements avait été chronométrée. À partir du moment où les sirènes se mettaient à mugir, l’évacuation ne demandait pas plus de cinq minutes.
Le lundi 10 janvier 2011, par
Modification de l'article le : 18 novembre 2012.
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