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L’ombre du vent

« Un secret vaut ce que valent les personnes qui doivent le garder. »

De : Carlos Ruiz Zafón
Traduit par : François Maspero
Titre original : La sobra del viento
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L’ombre du vent de Carlos Ruiz Zafon est un très bon roman qui mêle intrigue policière, fond historique et drame familial avec une grande efficacité. Après quelques lectures décevantes, voilà un livre qui requinque.

Quelques mots sur l’histoire

L’ombre du vent, commence par une jolie relation père fils. Le premier emmène le second au Cimetière des livres oubliés. Ce lieu est connu des bibliophiles barcelonais initiés. Cette vaste bibliothèque est un refuge pour les livres passés de mode, ceux qui ne sont plus édités, ceux que plus personne ne lit. Le garçon doit choisir un livre et faire le serment de l’adopter et de le défendre durant toute sa vie.

Daniel Sempere, le jeune homme et narrateur, ne se doute pas alors que sa vie sera profondément influencée par le livre qu’il a choisi : L’ombre du vent. L’ouvrage élu est signé de l’énigmatique Julian Carax dont personne ne sait rien.

Daniel Sempere, désœuvrée après le décès de sa mère sera profondément touché par le livre de Carax et commencera à chercher d’autres ouvrages de Carax. Aidé par les accointances de son père libraire, il écume collectionneurs et bouquinistes de Barcelone pour en savoir plus sur Carax.

Mais Julian Carax est un artiste maudit, sa trace se perd dans un bordel de Paris où il occupe un petit emploi de joueur de piano. Daniel se rend compte rapidement que si bien peu de gens connaissent Carax c’est parce que un personnage énigmatique rachète ses livres pour les bruler.

La quête de Daniel Sempere durera vingt ans pendant lesquels il marchera sur les traces de Carax, retrouvant des lieux, des femmes et des amis que l’écrivain maudit aura connus.

Une construction impeccable

Tantôt roman d’apprentissage, tantôt roman historique, l’histoire de L’ombre du vent est accrocheuse. Les 600 pages du livres sont très digestes et je ne me suis pas ennuyée une seconde. L’ombre du vent m’a rappelé le roman de Théodore Roszak, La Conspiration des ténèbres que j’avais beaucoup apprécié aussi. (Une intrigue assez similaire d’ailleurs, puisqu’on recherche un cinéaste maudit chez Roszak.)

Ce qui m’a le plus impressionnée dans ce livre, c’est sa construction : les destins de Daniel Sempere et de Julian Carax sont quasiment symétrique. Ils se répondent et s’enrichissent l’un de l’autre, malgré le temps et malgré la guerre civile espagnole qui sépare les deux générations. La Barcelone du premier n’est pas tout à fait celle du second, mais peu importe, les drames familiaux sont insensibles aux aléas politiques.

De plus, de multiples personnages vont également peupler ce roman d’histoires aussi humaines qu’attachantes. La trajectoire de Fermin par exemple, l’ancien clochard, ou encore celle du flic sadique et opportuniste, à l’aise quel que soit le régime, qui évoque la part d’ombre héritée du franquisme et qui suinte encore ici ou là dans la société espagnole. Celle enfin de la fille de milliardaire, aveugle et cruelle envers Daniel. Pas d’inquiétudes ! Toutes ces fils ne sont pas là pour alourdir le roman. On pourrait craindre le trop plein et la dilution de l’intrigue mais non. Au contraire, cela rajoute une densité au livre.

Que dire de plus ? Il faudra noter que ce livre est également une très belle évocation de Barcelone qu’on traverse de long en large sur les pas de Daniel. A tel point que l’éditeur hollandais de Zafon a eu l’idée d’un guide de promenade dans la Barcelone de L’ombre du vent. L’idée étant d’y retrouver l’atmosphère du livre. Sans doute un peu marketing aux entournures, mais pas idiot. Moi qui connaît un peu Barcelone, j’ai revu les Ramblas ou le marché de la Boqueria sous un jour plus mystérieux et poétique à la lecture de L’ombre du vent qu’en tant que touriste.

Bref, pour résumer d’un mot, une excellente lecture que je recommande sans réserve.

Voir aussi du même auteur Le jeu de l’ange, un bon livre aussi.

Quelques lignes...

A mon retour, je constatai que Femin ou mon père avait déjà ouvert la librairie. Je montai à l’appartement pour manger rapidement un morceau. Mon père avait laissé du pain grillé, de la confiture et un thermos de café sur la table de la salle à manger. Je me servis largement et redescendis au bout de dix minutes. J’entrai dans la librairie par la porte de l’arrière-boutique qui donnait dans le vestibule de l’immeuble et pris dans mon placard la blouse que je portais pendant mes heures de travail pour protéger mes vêtements de la poussière des cartons et des étagères. Dans le fond du placard, je conservai une boîte de fer-blanc qui sentait encore les biscuits de Camprodón. J’y rangeais toutes sortes de bricoles inutiles mais dont j’étais incapable de me séparer : montres et porte-plume hors d’usage, monnaies sans valeur, figurines de plomb, billes, douilles de balles ramassées dans le parc du Labyrinthe et vieilles cartes postales de la Barcelone du début du siècle. Au milieu de tout ce fatras surnageait le coin du journal sur lequel Isaac Monfort m’avait noté l’adresse de sa fille Nuria, la nuit où je m’étais rendu au Cimetière des Livres Oubliés pour y cacher l’Ombre du Vent. Je l’étudiais à la lumière poussiéreuse qui passait entre les étagères et les cartons empilés. Je refermai le couvercle et glissai l’adresse dans la poche de mon porte-monnaie. J’entrai dans le boutique, décidé à m’occuper l’esprit et les mains au premier travail banal qui se présenterait.
- Bonjour, annonçai-je.
Fermín classait le contenu de plusieurs cartons envoyés par un collectionneur de Salamanque, et mon père se décarcassait à déchiffrer le catalogue allemand d’une apocryphe luthérienne qui portait un nom de charcuterie fine.
- Et meilleur après-midi encore, fredonna en écho Fermín, allusion à peine voilée à mon rendez-vous avec Bea.
Je ne lui donnai pas le plaisir d’une réponse et résolus d’affronter l’inévitable corvée mensuelle qui consistait à mettre à jour le livre des comptes, en comparant reçus et bordereaux d’expédition, recettes et dépenses. La radio berçait notre paisible monotonie en nous gratifiant d’une sélection des meilleures chansons qui avaient marqué la carrière d’Antonio Machín, très en vogue à l’époque. Les rythmes des Caraïbes énervaient passablement mon père, mais il les supportait parce que Fermín y retrouvait sa Cuba tant regrettée. La scène se répétait chaque semaine : mon père faisait la sourde oreille, et Fermín se dandinait au rythme du danzón, ponctuant les intermèdes publicitaires d’anecdotes sur ses aventures à La Havane. La porte de la boutique était ouverte et laissait entrer une suave odeur de pain frais et de café qui invitait à l’optimisme. Un moment passa, et notre voisine Mercreditas, qui revenait du marché de la Boquería, s’arrêta devant la vitrine et passa la tête.

Le lundi 15 août 2011, par AJL
Modification de l'article le : 17 août 2020.

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